Synopsis :
Aoki est le genre de professeur qui aime en faire le moins possible. Ce comportement, il le doit au souvenir de sa mère et de son enfance éprouvante qui le hante dès qu’il doit prendre la moindre décision. Un beau jour, alors qu’il est occupé à chercher un de ses élèves qui a séché son cours, il tombe sur Manabu Tengoku, infirmier scolaire très perspicace qui va rapidement s’intéresser à son cas.
-Taifu-
Lauréat de la catégorie Jeunes Talents des Chil Chil BL Awards 2019,
Oni to Tengoku a débarqué en France aux éditions
Taifu à la fin du mois de février sous le titre
Un démon au paradis. J'attendais beaucoup de ce manga étant donné son succès au Japon, et mes espoirs ont été comblés : on peut même s'étonner qu'un titre de cette qualité soit la première œuvre des deux autrices !
Si l'histoire se déroule bien dans un cadre scolaire, elle est aux antipodes des romances lycéennes puisque l'on va s'intéresser aux professeurs.
AGA Naomi met en scène deux trentenaires dotés de personnalités complexes et captivantes chacune à leur façon, et qui entameront une relation pour le moins atypique. Tandis que l'un semble nonchalant et peu impliqué dans tout ce qu'il fait, l'autre est aussi décomplexé que perspicace et cherche uniquement à "s'amuser", quitte à ce que cela se fasse aux dépends d'Aoki...
Le passé du professeur et les séquelles que celui-ci lui a laissé nous seront rapidement dévoilés. On découvre ainsi un personnage profondément marqué par l'éducation stricte et violente qu'il a reçu de sa mère, et n'ayant aucune estime de lui-même au point de détester être regardé. Extrêmement complexé sans parvenir à l'admettre, naïf et inexpérimenté dès qu'il s'agit de sexualité, Aoki est plus fragile qu'il n'en a l'air et a du mal à avancer dans sa vie. Les paroles d'aujourd'hui font remonter les souvenirs d'hier et le professeur bloque dans beaucoup de situations, notamment lorsqu'il s'agit de sexe. À travers ce protagoniste, le manga aborde de façon plutôt convaincante
la façon dont les traumatismes laissés par l'enfance se répercutent sur notre vie d'adulte. Ici, le lien est vite fait entre l'emprise qu'avait la mère d'Aoki sur celui-ci, et les difficultés qu'il éprouve à avoir des rapports sexuels... ou tout du moins des rapports sexuels conventionnels.
Tandis que l'on nous plonge dans la psyché du personnage, Tengoku va lui aussi rapidement apprendre à connaître son collègue, jouant de sa perspicacité et profitant clairement de la situation. C'est ainsi que leur relation évolue étape par étape, mais les motivations de cet homme très ambivalent restent floues : souhaite-t-il simplement s'amuser, ou compte-t-il aider Aoki comme il le prétend ? S'il paraît froid, détaché et sournois, serait-il en réalité très altruiste ? Son attention et son zèle envers le professeur, a priori dirigées vers l'opportunité d'avoir des relations sexuelles avec lui dans le but de "l'aider", ne cacheraient-ils pas finalement des sentiments ? Ces mêmes question, Aoki finira par se les poser, le manga lançant alors de nouvelles interrogations : le professeur a-t-il vraiment des sentiments pour l'infirmier, ou cette impression est-elle uniquement due au fait que Tengoku joue pour lui le rôle d'un thérapeute et l'aide psychologiquement ? Au final, la nature de leur relation est très incertaine, et le fil rouge du second tome consistera certainement à la définir.
Mais en parallèle de l'évolution de leur relation (notamment physique), c'est surtout Aoki qui parvient à progresser. Leur lien repose sur le fait que le professeur ne soit capable d'avoir des relations sexuelles que lorsque plaisir et douleur se confondent, en raison des traumatismes laissés par son enfance difficile. Pour Aoki, avoir mal et se soumettre à son partenaire semble être un moyen de se libérer : tout en réussissant enfin à avoir des relations sexuelles, cette situation l'aidera à changer, même s'il a du mal à l'admettre. Les souvenirs d'enfance traumatisants comme agréables lui revenant parfois à l'esprit durant les moments intimes, sans le bloquer. Il entamera grâce à Tengoku un véritable processus thérapeutique dans le but de se pardonner et de trouver une forme d'estime de soi à travers le regard de ce partenaire qui le voit et l'apprécie tel qu'il est. L'angle d'approche de la psychologie du personnage qu'a choisi la scénariste n'est pas si commun et donne une certaine profondeur à ce début de série, bien qu'on puisse regretter de n'avoir appris que très peu à connaître Tengoku pour le moment.
Ainsi, bien que leurs rapports prennent dès le départ une tournure très
kinky, leur représentation reste sobre et réaliste, ancrée dans le style de
OYOSHIKAWA Kyōko qu'on découvre depuis le début du tome et qu'on admire avec plaisir. En effet, le trait de la mangaka est beau, clair et fin, et elle parvient à donner vie à ses personnages avec des expressions convaincantes qu'on sent déjà bien maîtrisées (point bonus pour le regard presque félin de Tengoku !). La qualité du dessin de ce tome est plus que surprenante au vu du fait qu'il soit le premier manga de l'autrice. Sa victoire aux Chil Chil BL se comprend donc aisément : le duo
AGA/
OYOSHIKAWA Kyōko est plus que prometteur !
Bien que l'ambiance semble ne pas s'y prêter au premier abord, les autrices réussissent avec brio à alterner moments dramatiques, sexe et humour, notamment grâce à Tengoku et ses réactions détachées très surprenantes qui détendent clairement l'atmosphère. Lui aussi peut faire preuve d'immaturité, et ce personnage quelque peu malicieux et sadique parviendra finalement à nous faire s'attacher à lui. Cette part de comédie est la bienvenue, elle permet à ce premier tome de garder un certain équilibre dans ses ambiances, et cette alternance paraît très bien maîtrisée pour une première œuvre.
Notre duo de protagonistes devient donc rapidement attachant, même si, à mon sens, quelque chose cloche un peu : leurs relations mériteraient d'être plus explicitement consenties par Aoki. Les situations me donnent l'impression qu'il se retrouve presque forcé à la soumission, et il est également photographié et enregistré à son insu, ce que je trouve bien dommage pour un manga qui questionne justement les raisons pouvant se trouver derrière la volonté d'être soumis et d'avoir mal lors des rapports sexuels. Les deux mangakas font selon moi partie de cette nouvelle génération d'autrices capables de remettre en question certains codes du yaoi pour aller vers des représentations moins fantasmées. Elles peuvent se permettre d'être moins conventionnelles, renvoyant aux mangakas la responsabilité de représenter ces pratiques avec le consentement, notamment lorsqu'il s'agit de dynamiques de domination/soumission comme c'est le cas ici. Autrement, l'amalgame entre le
noncon et ce genre de pratiques pourrait rapidement naître dans l'esprit des lecteur·ices...
Au final,
Un démon au paradis est un titre qui fait preuve d'une certaine profondeur sans pour autant tomber dans la romance exagérément dramatique, et nous présente des personnages justement développés au travers d'une narration claire et d'un scénario accrocheur. Les thèmes sont abordés de façon plutôt pertinentes, et l'on ne peut qu'espérer que ceux-ci continuent de l'être dans le second tome, en parallèle de l'évolution du personnage d'Aoki et de celle de leur relation.